Un concept clé pour comprendre la collaboration, l’innovation et la gouvernance du savoir
Dans un monde de plus en plus fragmenté, où experts, amateurs, décideurs, chercheurs et citoyens doivent constamment collaborer malgré leurs logiques divergentes, comment parvient-on à se comprendre ?
Comment des groupes aux cultures, langages et objectifs différents peuvent-ils co-construire un projet commun sans renoncer à leur identité ?
La réponse, en partie, réside dans un concept puissant né dans les coulisses d’un musée d’histoire naturelle : l’objet-frontière (boundary object), introduit en 1989 par Susan L. Star et James R. Griesemer dans leur article fondateur « Institutional Ecology, « Translations », and Boundary Objects: Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology ».
Qu’est-ce qu’un objet-frontière ?
À l’origine, l’objet-frontière désigne un artefact — concret ou abstrait — capable de circuler entre des mondes sociaux hétérogènes tout en conservant une identité suffisamment stable pour être reconnu, tout en restant suffisamment flexible pour être interprété différemment selon les contextes.
Star et Griesemer l’ont observé dans un musée californien où chercheurs, administrateurs, bénévoles, fondations et politiciens ont collaboré pendant des décennies pour créer une collection scientifique, malgré leurs désaccords fonciers sur les priorités, les classifications ou les méthodes.
Leur découverte ?
La coopération durable ne repose pas sur un consensus absolu, mais sur des objets communs — carnets de terrain, cartes, spécimens naturalisés, répertoires — qui servent de points d’ancrage partagés, tout en permettant à chaque groupe de poursuivre ses propres objectifs.
« Un objet-frontière est à la fois assez robuste pour maintenir une identité commune et assez souple pour s’adapter aux besoins locaux. »
— Susan L. Star
Les quatre formes de l’objet-frontière (selon Étienne Wenger)
Le concept a été enrichi par Étienne Wenger, qui en propose une lecture en quatre dimensions :
- Abstraction : l’objet simplifie la réalité pour permettre le dialogue entre spécialistes et non-spécialistes.
- Polyvalence : il peut être utilisé de multiples façons par différents groupes.
- Modularité : ses composantes peuvent être réutilisées ou adaptées indépendamment.
- Standardisation : il incorpore des conventions communes (formats, taxonomies, protocoles) qui rendent l’information interprétable.
Prenons l’exemple d’un plan de site web :
- Le designer y voit une maquette esthétique,
- Le développeur une structure technique,
- Le client un reflet de sa marque.
Pourtant, tous parlent du même document. C’est un objet-frontière.
Pourquoi ce concept est-il si puissant ?
Parce qu’il refuse la vision hiérarchique de la connaissance.
Contrairement à la Théorie de l’acteur-réseau (ANT) de Latour, où un acteur central (le scientifique, l’innovateur) enrôle les autres autour d’un « point de passage obligé », Star et Griesemer proposent une écologie de la coordination :
- Pas de domination,
- Pas d’unique traducteur,
- Mais une multiplicité de traductions qui coexistent.
L’objet-frontière devient alors un médiateur, un espace de négociation, un lieu de compromis vivant — pas une solution imposée, mais un terrain d’entente en perpétuelle construction.
Où retrouve-t-on des objets-frontières aujourd’hui ?
Le concept a traversé les disciplines et irrigué des domaines aussi variés que :
🔬 La recherche scientifique
- Une carte écologique qui permet à des biologistes, des géographes et des décideurs locaux de discuter d’un territoire menacé.
- Un protocole standardisé de prélèvement, utilisé à la fois par des chercheurs universitaires et des citoyens-scientifiques.
🏭 L’innovation et la conception
- Un schéma technique partagé entre ingénieurs, designers et clients.
- Un modèle 3D dans un projet de conception assistée par ordinateur (CAO), interprété différemment selon les métiers.
🏢 Le management des connaissances
- Un tableau de bord qui synthétise des données pour des directions financières, marketing et RH.
- Un ERP (progiciel de gestion intégré), qui force à la standardisation tout en laissant place à des usages locaux.
🌍 La gouvernance et la participation citoyenne
- Une carte interactive sur les effets du changement climatique, utilisée par des scientifiques, des journalistes et des collectifs militants.
- Un récit d’entreprise qui sert de base à l’identité organisationnelle, tout en étant réinterprété par chaque service.
L’objet-frontière comme infrastructure invisible
Ce qui rend le concept encore plus profond, c’est que l’objet-frontière n’existe jamais seul.
Il s’appuie sur une infrastructure invisible : normes, formats, classifications, conventions techniques.
Et cette infrastructure, une fois stabilisée, devient performative : elle façonne les actions, les décisions, parfois même les réalités.
Par exemple :
- Une classification médicale (comme le CIM-10) ne décrit pas seulement des maladies — elle les crée, en les rendant visibles, finançables, traçables.
- Une norme ISO ne régule pas seulement des processus — elle structure des organisations entières.
Susan Star insiste sur ce point :
« L’infrastructure ne part pas de rien. Elle se bat avec l’inertie de ce qui existe déjà. »
De l’objet-frontière à l’organisation-frontière
Le concept s’est étendu au-delà des artefacts.
On parle désormais de boundary spanning individuals (individus-relais), de boundary organizations (organisations-frontières), voire de boundary work (travail de frontière) — autant de figures qui négocient entre mondes.
Par exemple :
- Un chef de projet qui traduit entre la technique et le business,
- Une ONG qui articule science et action publique,
- Un modérateur de communauté qui fait le lien entre développeurs et utilisateurs.
Pourquoi ce concept nous concerne tous aujourd’hui ?
Parce que nous vivons dans un monde de frontières :
- Entre disciplines,
- Entre secteurs (public/privé/citoyen),
- Entre expertises et savoirs vernaculaires,
- Entre numérique et physique.
Et pour avancer, nous avons besoin d’objets qui tiennent le lien — pas des outils neutres, mais des alliés relationnels, capables de transporter du sens sans le trahir.
Dans une ère marquée par la complexité, la fragmentation et la méfiance, l’objet-frontière est une boussole.
Il nous rappelle que la collaboration ne passe pas par l’uniformisation, mais par la reconnaissance de la diversité — à condition d’avoir des points d’appui communs.
Et si votre prochain projet avait besoin d’un objet-frontière ?
Posez-vous ces questions :
- Quel artefact pourrait servir de terrain d’entente entre les parties prenantes ?
- Quelle représentation (carte, modèle, document, outil) permettrait à chacun d’y voir son intérêt, sans trahir sa logique propre ?
- Quelles conventions invisibles soutiennent déjà cette collaboration ?
Car ce n’est pas la convergence des idées qui crée la coopération,
mais la circulation d’objets qui portent à la fois unité et diversité.
En résumé :
L’objet-frontière, né dans un musée, est devenu un outil fondamental pour penser la coordination, l’innovation et la gouvernance collaborative.
Il nous invite à concevoir les outils non pas comme des solutions techniques, mais comme des médiateurs sociaux, capables de tisser du sens entre mondes hétérogènes.
« Ce ne sont pas les gens qui doivent s’adapter aux systèmes. Ce sont les systèmes qui doivent permettre aux gens de coexister. »
— Susan L. Star
Pour aller plus loin sur les objets frontières :
